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Au-dessous d’eux, des gouffres coupés de falaises de pierre acérées comme autant de couteaux – une succession d’entailles parallèles, noires et béantes. À cette vue, Reith, se demanda si ses compagnons et lui auraient réussi à atteindre vivants l’océan Draschade. Non, très vraisemblablement. Ces précipices pouvaient-ils abriter une quelconque forme de vie ? Le vieux de Siadz avait parlé de pysantillas et de sauvruels. Qui pouvait savoir quelles autres créatures habitaient ces lointains abîmes ? À un moment donné, le Terrien remarqua, coincé dans une crevasse entre deux pitons, un enchevêtrement de masses anguleuses semblable à une efflorescence de la roche-mère. C’était apparemment un village, bien qu’aucun être humain ne fût en vue. Où ces gens-là trouvaient-ils de l’eau ? Au fond du gouffre ? Et comment se procuraient-ils leur nourriture ? Pourquoi avaient-ils élu ce nid d’aigle pour domicile ? Ces questions demeuraient sans réponse et, bientôt, l’obscurité engloutit le village perché.

Une voix vint interrompre la rêverie de Reith – chuintante, nasillarde et grinçante. Le Terrien ne comprenait pas ce qu’elle disait. Anacho effleura un bouton et elle se tut. L’Homme-Dirdir ne manifestait nul émoi et Reith jugea préférable de ne pas l’interroger.

Vers la fin de la journée, les gouffres commencèrent de s’évaser, se muant en cirques ténébreux au sol plat, tandis que les crêtes qui les séparaient s’ourlaient d’or sombre. Cette région, songea Reith, était aussi lugubre et désolée qu’une tombe. Il se remémora le village, si loin derrière eux à présent, et se sentit envahi par la mélancolie.

Brutalement, l’enfilade des pics s’interrompit pour former un gigantesque escarpement. En même temps, les cuvettes se rejoignirent en une vaste dépression. Au delà s’étendait l’océan Draschade. 4269 de La Carène sombrait derrière l’horizon, traçant sur les flots plombés un sillage de topaze. Un promontoire s’enfonçait dans la mer, servant d’abri à une douzaine de bateaux de pêche hauts de proue et de poupe. Un village s’accrochait au rivage et des lumières, déjà, scintillaient dans le crépuscule.

Anacho tourna lentement en rond au-dessus de l’agglomération.

— Vois-tu ce bâtiment de pierre surmonté de deux coupoles… les lumières bleues ? C’est une taverne. Une auberge, peut-être. Je suggère que nous nous posions et allions nous y rafraîchir. La journée a été éprouvante.

— C’est vrai, mais si les Dirdir nous repèrent ?

— Il y a peu de risques. Ils n’en ont pas les moyens. Il y a beau jeu que j’ai isolé le cristal d’identification. Et, n’importe comment, ce n’est pas leur route.

Traz examina le village d’un air dubitatif. Fils des steppes de l’intérieur, il se méfiait de la mer et des marins, qu’il jugeait incontrôlables et mystérieux.

— Les villageois peuvent fort bien se révéler hostiles et nous attaquer.

— Je ne le pense pas, répondit Anacho avec cette hauteur qui irritait immanquablement le jeune garçon. En premier lieu, nous sommes à la limite du territoire des Wankh et ces habitants doivent avoir l’habitude des étrangers. En second lieu, une auberge de cette importance signifie qu’ils sont hospitaliers. En troisième lieu, nous serons bien forcés d’atterrir tôt ou tard pour manger et boire. Pourquoi pas ici ? Il n’y a pas plus de danger que dans n’importe quelle autre auberge de Tschaï. Enfin, et ce sera mon quatrième point, nous n’avons ni plan ni destination. J’estime que voler sans but dans la nuit serait une chose insensée.

Reith éclata de rire.

— Tu m’as convaincu. Descendons.

Traz eut un hochement de tête amer mais il ne souleva pas d’autres objections.

 

Anacho posa le glisseur dans un champ voisin de l’auberge à l’abri d’une rangée de chymax noirs qui oscillaient et soupiraient sous la caresse de la brise marine. Le trio mit prudemment pied à terre, mais son arrivée n’avait guère attiré l’attention. Deux hommes emmitouflés dans leur cape, qui suivaient le chemin en courbant les épaules pour donner moins de prise au vent, s’arrêtèrent un instant pour regarder l’appareil, puis se remirent en marche en se bornant à échanger à mi-voix quelques vagues commentaires sur un ton indolent.

Rassurés, Reith, Traz et Anacho se dirigèrent vers l’auberge. Ils poussèrent la lourde porte de bois et se trouvèrent dans une vaste salle où une demi-douzaine d’individus aux cheveux blonds et clairsemés, au visage blafard, l’air débonnaire, se tenaient devant la cheminée, un pot d’étain à la main. Ils portaient de grossiers habits de futaine grise ou rouge et étaient chaussés de bottes bien graissées montant jusqu’aux genoux. Reith supposa que c’étaient des pêcheurs. Les conversations s’interrompirent et tous les regards convergèrent vers les nouveaux venus. Puis chacun se tourna de nouveau vers le feu et l’on se remit à boire en échangeant des propos laconiques.

Une solide gaillarde vêtue d’une robe noire sortit de l’arrière-salle.

— Qui êtes-vous ?

— Des voyageurs. Pouvez-vous nous servir à manger et nous loger pour la nuit ?

— Quel est votre peuple ? Etes-vous des hommes des fjords ? Ou des Rabs ?

— Ni l’un ni l’autre.

— Les voyageurs sont souvent des bannis chassés de leur pays à cause de leurs méfaits.

— C’est fréquemment le cas, en effet.

— Hummph… Qu’est-ce que vous voulez manger ?

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Du pain et de l’anguille fumée garnie d’hilks.

— Va pour l’anguille !

La femme grommela de nouveau et s’éloigna, mais elle apporta en plus une salade de lichens doux et un plateau de condiments. L’auberge, apprit-elle à ses hôtes, avait jadis été la résidence des rois-pirates Foglars et l’on prétendait qu’un trésor était enterré sous les oubliettes.

— Mais quand on creuse, on ne trouve que des ossements brisés ou brûlés. Ce n’étaient pas des gens commodes, les Foglars ! Est-ce que vous prendrez du thé ?

Les trois compagnons allèrent s’asseoir devant le feu. Dehors, le vent hurlait dans les chéneaux. La patronne vint tisonner l’âtre.

— Les chambres sont au fond du hall. Si vous voulez des femmes, il faudra que j’en fasse venir. Moi, je ne suis plus bonne à rien avec mes douleurs dans le dos. Seulement, il y aura un supplément.

— Ne vous faites pas de soucis de ce côté, lui répondit Reith. Du moment que les lits sont propres, nous n’en demandons pas plus.

— Étrange, des voyageurs qui arrivent dans un si beau glisseur ! (Elle tendit le doigt vers Anacho.) Toi, tu pourrais être un Homme-Dirdir. Est-ce que c’est un glisseur dirdir ?

— Il se pourrait que je sois un Homme-Dirdir et il se pourrait que ce soit un glisseur dirdir. Et il se pourrait aussi que nous soyons engagés dans une importante entreprise nécessitant une discrétion absolue.

— Ah bon ! Vraiment ? (Elle en béait.) Quelque chose qui a trait aux Wankh, pour sûr ! Savez-vous qu’il y a de grands changements dans le Sud ? Les Hommes-Wankh et les Wankh sont à couteaux tirés !

— Nous sommes au courant.

Elle se pencha en avant.

— Et que font les Wankh ? Selon les bruits qui courent, ils seraient en passe de se retirer. Est-ce vrai ?

— Je ne pense pas, fit Anacho. Tant que les Dirdir tiendront Haulk, les Wankh ne quitteront pas les forteresses du Kachan et les Chasch Bleus garderont leurs silos à torpilles.

— Et nous, pauvres et misérables humains ? s’écria-t-elle. Nous sommes les jouets des puissants et nous ne savons jamais de quel côté nous tourner ! Que Bevol les emporte tous, et bon vent ! Voilà ce que je dis, moi !

Elle tendit le poing vers le sud, le sud-ouest et le nord, directions dans lesquelles se trouvaient ses principaux ennemis. Sur quoi, elle sortit de la salle.

Anacho, Traz et Reith restèrent à contempler les flammes qui dansaient dans la cheminée.

— Bon, murmura le premier. Qu’allons-nous faire demain ?

— Je m’en tiens à mes projets, répondit Reith. Je suis décidé à revenir sur la Terre. Il faut que, d’une façon ou d’une autre, dans un lieu ou dans un autre, je me procure un vaisseau spatial. Un tel programme n’a pas de raison d’être pour vous deux et vous devriez vous rendre là où vous serez en sécurité. Aux Îles des Nuages, par exemple. À moins que vous ne retourniez à Smargash. Nous irons où vous le souhaiterez. Ensuite, peut-être me laisserez-vous la libre disposition du glisseur.

Une expression presque compassée se peignit sur le long visage d’Arlequin d’Anacho.

— Et où iras-tu, toi ?

— Tu m’as parlé des Chantiers Astronautiques de Sivishe. C’est mon objectif.

— Et l’argent ? Il t’en faudra beaucoup. De même qu’il te faudra beaucoup de subtilité et, surtout, beaucoup de chance.

— Pour ce qui est de l’argent, il y a toujours la solution des Carabas.

Anacho acquiesça.

— Tous les cerveaux brûlés de Tschaï te diraient la même chose. Seulement, la richesse ne vient pas sans risques énormes. Les Carabas se trouvent dans la réserve de chasse des Dirdir, et tous ceux qui y pénètrent sont gibier de bonne prise. En admettant que tu échappes aux Dirdir, il y a encore Buszli le Bandit, la Bande Bleue, les femmes-vampires, les joueurs, les crocheteurs… Pour un homme qui revient avec une poignée de sequins, il y en a trois qui y laissent leur peau ou qui finissent dans la panse des Dirdir.

Reith fit une grimace dépourvue de gaieté.

— Il faudra bien que je prenne mes risques.

Immobiles, ils regardaient le feu. Traz se tortilla.

— Autrefois, j’ai porté Onmale et je ne me suis jamais totalement libéré de son emprise. Parfois, je l’entends m’appeler dans les profondeurs du sol. Au commencement, il a ordonné qu’Adam Reith ait la vie sauve. Maintenant, je serais incapable d’abandonner Adam Reith, même si je le désirais, par crainte d’Onmale.

Anacho reprit la parole :

— Je suis un fugitif. Je n’ai pas de vie propre. Nous avons anéanti la première Initiative[3] mais il y en aura une seconde tôt ou tard. Les Dirdir sont obstinés. Sais-tu où nous serons le plus en sécurité ? À Sivishe, au pied de la cité des Dirdir. Quant aux Carabas… (Il poussa un soupir affligé.) Il semble qu’Adam Reith ait le génie de la survivance. Je n’ai rien de mieux à faire : moi aussi je prendrai mes risques.

— Je n’ai rien de plus à ajouter, fit le Terrien. Je vous suis reconnaissant de m’accompagner.

Tous trois se perdirent à nouveau dans la contemplation des flammes. Dehors, le vent sifflait et soufflait en rafales.

— Donc, objectif les Carabas ! Le glisseur ne nous conférerait-il pas un avantage supplémentaire ?

Les doigts d’Anacho voletèrent.

— Pas dans la Zone Noire. Les Dirdir le détecteraient et se lanceraient instantanément à l’attaque.

— Il y a sûrement une tactique à employer pour limiter le danger, insista Reith.

L’Homme-Dirdir exhala un gloussement lugubre.

— Tous ceux qui veulent aller dans la Zone ont une théorie personnelle. Certains s’y introduisent de nuit, d’autres revêtent des tenues camouflées et portent des bottes à semelles matelassées pour étouffer le bruit de leurs pas. Il y en a qui y vont en groupe et d’autres se sentent moins vulnérables en étant seuls. Les uns partent de Zimle et les autres descendent de Maust. Mais, en général, le dénouement est toujours le même.

Reith se frotta le menton d’un air pensif.

— Les Hommes-Dirdir participent-ils aux battues ?

Anacho sourit aux flammes.

— Il est notoire que les Immaculés se livrent à la chasse. Mais cette suggestion ne te mènera à rien. Aucun de nous trois ne pourrait réussir à se faire passer pour un Immaculé.

Du feu, il ne restait plus que des braises. Les trois compagnons gagnèrent leurs chambres, sombres et hautes de plafond, et s’endormirent. Les lits étaient durs et les draps avaient une odeur marine. Le lendemain matin, ils mangèrent en guise de petit déjeuner des biscuits salés accompagnés de thé, réglèrent leur note et sortirent de l’auberge.

Le temps était maussade. De froids tentacules de brouillard s’entrelaçaient aux branches des chymax. Ils montèrent à bord du glisseur, qui s’éleva dans le ciel obscur. Enfin, il émergea dans la pâle lumière ambrée du soleil et mit le cap à l’ouest. L’océan Draschade se déployait au-dessous des passagers.

Le Dirdir
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